La chimère du budget fédéral équilibré

Dans ce qui suit, ce n'est pas critique si vous ne comprenez pas tous les détails des mathématiques. Essayer de vous rendre jusqu'à la section où je présente des graphiques et vous devriez pouvoir comprendre les grandes lignes de l'argumentation.

Dans une économie, pour avoir de la croissance, quelqu'un, quelque part, doit s'endetter

Le point de départ de notre réflexion, c'est l'équation de la balance sectorielle. C'est une équation comptable et elle est donc toujours vraie. On dérive cette équation comptable en exprimant le PNB (produit national brut) sous forme de somme de grands agrégats (grandes catégories de flux ou de variations de stock):
  • PNB le produit nationnal brut qui est la valeur totale des biens et services finaux produits en une année par une économie incluant les revenus nets reçus de l’étranger
  • C la consommation
  • G les dépenses du gouvernement
  • T les impots et les taxes
  • I c'est l'investissement
  • X les exportations de biens et services
  • M les importations de biens et services
  • FNI c'est un peu comme X - M mais au niveau financier
S ça serait l'épargne et on peut l'exprimé comme: S = (PNB - C - T) et avec tout ça on a un modèle comptable complet qui permet de tenir compte de tous les flux et variations de stock dans une économie nationale.
Finalement, l'équation pour le PNB ça donne:
Dans cette équation normalement il y aurait un terme d'erreur (disons E) pour tenir compte de l'évasion fiscale, de l'économie sous terraine et des véritables erreurs au niveau comptable. Ça va être notre première simplification car ce terme d'erreur ne change pas grand chose à l'argumentation. Donc, après quelques manipulations on optient l'équation de la balance sectoriel:
Ça dit que l'épargne net du secteur privé (S - I) plus le solde budgétaire du gouvernement (T - G) moins le solde des opérations courantes (X - M + FNI) est toujours égal à zéro. Le solde budgétaire égale les taxes et les impôts, moins les dépenses du gouvernement. Si vous vous demandez "où est la consommation" là-dedans et bien, comme déjà mentionné, elle est présente indirectement car : S = (PNB - C - T).
Cette équation définit un ensemble de possibilités pour une économie et correspond à ce qu'on appellerait en informatique un invariant. Les termes de l'équation peuvent prendre toute sorte de valeur mais l'équation doit toujours donner zéro (si ça ne donne pas zéro malgré le terme d'erreur mentionné plus haut, il y a une erreur dans la comptabilité nationale). C'est une contrainte sur ce qui est possible dans l'économie d'un pays. Pour que l'épargne nette du secteur privé puisse être positive (S - I > 0), le gouvernement doit faire un déficit (T -G < 0) ou on doit avoir un surplus au niveau du solde des opérations courantes (X - M + FNI > 0) ou une combinaison des deux.
On peut voir les choses sous un autre angle en isolant l'épargne net du secteur privé et ça donne:
Dans un premier temps, on va prendre FNI = 0 et travailler avec la balance commerciale (X - M). Ça va être plus simple et ça ne change pas fondamentalement le raisonnement (l'explication) que je vais présenter. Donc, finalement ça donne:
On a fait quelques manipulations algébriques élémentaires et pour que tout soit plus clair dans le cas de (T - G), pour passer le terme à droite plutôt que de mettre -(T - G) à droite, on choisit d'inverser les éléments à l'intérieur de la parenthèse et on peut enlever le signe moins devant la parenthèse, ce qui donne simplement (G - T) qui est plus simple à interpréter et mathématiquement équivalent. Si (G - T) est plus grand que zéro, le secteur public dépense plus (G) que ce qu'il perçoit en taxes et impôts (T). Sous cette forme, on voit clairement que pour que le secteur privé acquière une richesse financière nette positive (S - I > 0), le gouvernement doit dépenser plus que ses revenus (G - T > 0) ou on doit avoir une balance commerciale positive (un surplus de la balance commerciale - exporter plus que ce qu'on importe) : (X - M > 0)
Donc le titre exact de la section aurait dû être : pour avoir de la croissance, quelqu'un quelque part doit s'endetter ou on doit avoir un surplus de la balance commerciale. Le problème, c'est que tous les pays ne peuvent pas avoir un surplus de la balance commerciale (mathématiquement, ça ne fonctionne pas - la terre est un système fermé). Donc, c'est inévitable, à long terme, pour que les comptes balancent avec (S - I > 0), le gouvernement doit faire un déficit. Le phénomène de l'endettement du secteur public fait partie du fonctionnement normal de l'économie. L'idée de balancer le budget est une chimère dans la plupart des situations, surtout à long terme.
Tout ce que je viens de discuter se base simplement sur des équations comptables. Il ne s'agit pas d'un modèle économique avec des prémisses et des hypothèses comportementales ou autres qui pourraient faire l'objet de débats. La seule chose qu'on pourrait débattre, c'est la nécessité pour le secteur privé d'accumuler une richesse financière nette positive (S - I > 0). Mais je vous garantis que si vous demandez à n'importe quel dirigeant d'entreprise, il va vous dire que la réponse est qu'il veut avoir (S - I > 0) au moins à moyen et long terme. Le secteur privé veut faire des profits. C'est comme ça que ça fonctionne dans nos économies de plus en plus financiarisées.
Mais tout le monde n'est pas nécessairement à l'aise avec des équations et comme on dit: "une image vaut mille mots" alors voici ce que ça donne historiquement et graphiquement pour les États-Unis.
On voit qu'historiquement, pendant la seule période récente (gouvernement Clinton je pense) où le gouvernement américain (courbe en rouge) a fait des surplus budgétaires (T - G > 0), le secteur privé (courbe en vert) lui était en "déficit" (S - I < 0). C'est la même chose pour tous les pays. Voici le même genre de graphique pour le Canada:
Je n'ai pas trouvé pour le Canada de graphique identique à celui pour les États-Unis. Plutôt que la balance commerciale, celui pour le Canada présente la balance financière étrangère ("foreign financial balance" sur ce graphique). Par contre cette présentation fait encore mieux resortir l'opposition entre (en vert) le solde budgétaire du gouvernement (T - G) et (en orange) l'épargne net du secteur privé (S - I) si on interprète correctement la balance financière étrangère. Dans le cas de certains pays comme le Canada le déficit de la balance financière étrangère correspond la plupart du temps a un surplus de la balance commercial. Pourquoi ? Parce que, pour ces pays (comme le Canada):
  • Quand ils ont un déficit commercial, donc importe plus qu’il n’exporte, il doivent financer ce déficit en attirant des capitaux étrangers (donc un excédent de la balance financière).
  • Inversement, un excédent commercial se traduit souvent par un déficit de la balance financière, car le pays investit à l’étranger (il devient prêteur net).
Donc, un déficit au niveau de la balance financière étrangère est un indice qu'il y a un surplus commercial et cela permet d'interpréter le graphique pour le Canada correctement et de voir en action l'équation de la balance sectorielle (l'invariant). Par contre il y a des exceptions à cette règle (Allemagne, États-Unis, ...) dont on va parler dans la prochaine publication ("La chimère du budget fédéral équilibré - deuxième partie"). Mais on peut vérifier si un déficit de la balance financière étrangère correspond bien à un surplus de la balance commerciale et vis et versa. Dans le cas du Canada ça fonctionne bien.
Avec cette petite explication et ce type de graphique, l'effet "mirroir" est encore plus évident. On voit le même genre d'image miroir entre la balance du secteur privé en orange et le secteur public en vert. Également, comme pour les États-Unis, on voit que dans les rares cas où la balance pour le gouvernement était positive (surplus budgétaire), le secteur privé lui était la plupart du temps dans le négatif. Pour la section de la courbe autour de 2000 à 2008, on voit par endroit que l'épargne nette du secteur privé (S - I) et le solde budgétaire du gouvernement (T - G) sont tous les deux positifs. C'est un cas où on doit tenir compte de la balance financière étrangère qui, elle, est négative. Comme dans ce cas-ci la balance financière étrangère est en grande partie l'image miroir de la balance commerciale, on comprend que cette section du graphique en est une où il y a en fait un surplus de la balance commerciale (et si on vérifie, on voit effectivement que c'est le cas). En fait, la balance financière étrangère est négative pendant quelques années après la crise de 2008. C'est ce qui explique cette section atypique du graphique qui ne peut persister sur le long terme. En fin de compte, ce graphique pour le Canada présente quand même les contraintes définies par l'équation de la balance sectorielle si on comprend la signification de la composante financière du graphique.
Vous pouvez faire cette analyse pour tous les pays dans le monde et vous allez arriver au même résultat.

Conclusion

Donc, l'idée que le gouvernement fédéral peut la plupart du temps balancer son budget est bel et bien une chimère. En fait, c'est le contraire, le gouvernement peut équilibrer son budget seulement sous certaines conditions particulières. C'est possible de le faire à court terme dans une économie qui a un surplus au niveau de sa balance commerciale, mais à long terme et globalement ce n'est pas une solution qui peut fonctionner pour tous les pays. Si certains pays font un surplus, d'autres vont devoir afficher un déficit. La seule option pour ces derniers serait de laisser le secteur privé s'endetter, mais ça non plus ce n'est pas une option qui est viable à moyen ou long terme. Sauf situations exceptionnelles, le fédéral va devoir s'endetter.
Donc, le problème à régler, ce n'est pas celui du budget des gouvernements fédérales mais celui du modèle de financement des États. La solution passe par un changement du mandat et des règles qui régissent les banques centrales.
On va y revenir.
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Références

Sur ce site, mes textes se basent beaucoup sur la MMT (Théorie Monétaire Moderne) et sur la théorie économique post-keynésienne. Pourquoi ? Parce que les deux théories se basent sur une approche plus réaliste de l'économie et une meilleure compréhension du fonctionnement des banques et du système financier.
Il y a une bonne section sur la balance sectoriel et ses implications dans de livre de macroéconomie de la MMT Macroeconomics (Mitchell, Wray, Watts)
Pour l'économie monétaire et financière, le chapitre 1 du livre de Michel Dupuy est une bonne référence pour la terminologie en français mais le livre utilise également le modèle IS-LM qui est problématique et critiqué par les économistes de la MMT et par les post-keynésiens. Donc après le premier chapitre il faut lire celui-ci avec un oeuil critique.
Malheureusement, à ma connaissance, le livre de macroéconomie de la MMT n'a pas encore été traduit mais il existe dans la collection La Découverte une bonne petite introduction à l'économie post-keynésienne.
Le premier graphique vient de l'article de Wikipedia Sectoral Balances.
Le graphique pour le Canada vient de la page de Fictional Reserve Barking.
Finalement il y a en ligne une bonne présentation de la balance sectoriel ici.

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